De la prudence face à l’incertitude dans l'intervention sociale, à la vivacité et à l’habileté face à la multiplication des enjeux et des risques et à leur succession rapide

 

Processus d'hybridation sociale entre professionnels et parents en protection de l'enfance

De la prudence face à l’incertitude dans l'intervention sociale, à la vivacité et à l’habileté face à la multiplication des enjeux et des risques et à leur succession rapide

L’approche en termes d’incertitude et de prudence conduit à concevoir l’accompagnement social comme un chemin accidenté et aux obstacles inattendus que l’intervenant social parcourt avec un individu mal équipé ou inexpérimenté et qu’il faut soutenir, étayer, voire suppléer dans son chemin incertain. L’intervenant social doit se mettre à la place de la personne, faire preuve d’empathie, comprendre comment elle comprend les difficultés. Mais il ne sait pas comment va se jouer l’interaction entre la personne et le contexte, il est dans l’incertitude, il ne peut pas se projeter sur ce qui va se passer avec une forte probabilité. L’individu accompagné se dévoile à mesure que le contexte révèle ses obstacles. Le travailleur social doit donc être prudent, évaluer les risques au fur et à mesure qu’ils se présentent.

Tout autre se présente le paysage regardé sous l’angle de la multiplication des enjeux et des risques et de leur succession rapide. Brutalement, le chemin se transforme en autoroute saturée. L’individu accompagné avance sur un véhicule qui ne le protège guère, un scooter par exemple. Il se trouve au milieu de nombreux acteurs ou actants (Callon, 1986) dont la trajectoire oriente ou contrait la sienne : institutions, intervenants, dispositifs, réglementations, logiques, etc. Ceux-ci se côtoient sur le chemin complexe de la personne accompagnée, ils « déboitent » sans clignotants, se frottent les uns aux autres. Des 38 tonnes profitent de leur puissance pour s’imposer et ne pas laisser le choix aux autres véhicules que de s’adapter à leurs (écarts de) conduite, n’empêchant cependant pas des véhicules plus légers de se frayer un chemin dans un interstice.

L’intervenant social accompagne comme il le peut l’individu en scooter. Il le perd parfois de vue, tente de le conseiller par la communication radio qu’il a avec lui. Mais il y a des interférences. L’intervenant social découvre que d’autres accompagnateurs prodiguent leurs conseils à l’individu concerné.

Tout va trop vite, tout se percute. Le moindre écart (une nouvelle injonction d’un accompagnateur à changer de direction, une nouvelle réglementation, etc.) et c’est l’accident car la nouvelle trajectoire vient croiser la trajectoire d’autres accompagnateurs de l’individu, le nouveau sens ainsi donné entre en contradiction avec le sens d’autres dispositifs. La situation est complexe et les risques sont multiples et contradictoires. Quoi que l’on fasse comporte des risques, il faut tenter de n’en occulter aucun. Mais, comme il n’est pas possible de tout prendre en compte en même temps, il faut se situer par rapport à la logique, au sens, à la contrainte, à l’enjeu qui peut devenir problématique le plus rapidement tout en jetant un œil sur les autres enjeux, comme on surveille le lait sur le feu.

L’intervenant social aimerait être prudent comme dans la représentation fantasmée de l’accompagnement où il pourrait prendre le temps, ralentir, se centrer sur les seuls besoins ou les seuls désirs de l’individu. Mais qu’est-ce qu’être prudent dans ce contexte ? Ralentir n’aura qu’un effet : se faire percuter par tous les autres acteurs de cette course effrénée. Etre prudent de cette manière, c’est être imprudent.

Face à la problématique de l’incertitude, la prudence se justifie. Quand l’incertitude se couple à la multiplication des enjeux et à la nécessité de les hybrider, avec les risques que cela comporte si on n’y parvient pas, ce n’est plus la seule prudence qui est de mise, c’est aussi la réactivité, l’improvisation, la vivacité, l’habileté à conjuguer des injonctions peu compatibles. D’une certaine manière, dans le contexte de la succession rapide de scènes d’action, la plus grande prudence va de pair avec la prise de risque.

 

Doute et hybridation sociale dans le travail avec les parents en protection de l’enfance

Comme dans la métaphore précédente, l’intervention sociale se présente sous l’angle de la pluralité et de l’hétérogénéité des enjeux. Ce qui fait de ce champ de pratiques un espace d’une grande complexité qui réside entre autres dans le fait que les logiques qui émergent récemment n’effacent pas les précédentes. Celles-ci continuent d’être portées par certains acteurs, entre autres par les acteurs professionnels du travail social ou par les centres de formation, qui résistent parfois en partie aux évolutions récentes tout en les habitant à leur manière.

Dans le cadre de leur socialisation professionnelle, les travailleurs sociaux rencontrent les différentes logiques qu’ils portent plus ou moins. Aussi, les logiques se succèdent, coexistent, se cumulent ou se recouvrent et créent un espace d'action pluriréférencé dont les recherches auxquelles j’ai participé témoignent, parmi d’autres. Van Campenhoudt, Fransen et Cantelli font, à propos des intervenants sociaux, « le constat d’un rôle devenu plus complexe et plus flou, au gré des attentes et des besoins hétérogènes de leurs publics (clients, bénéficiaires, usagers, assujettis, ayant-droits, patients, élèves, allocataires, demandeurs, justiciables...), des redéfinitions réformatrices des finalités et des modalités de leurs missions, des « nouveaux paradigmes » (du travail en réseau, de la gestion des risques, de la contractualisation, de l’évaluation, de la bonne gouvernance, etc.) en vogue dans l’inter-champs de l’intervention sociale » (Van Campenhoudt, Fransen, Cantelli, 2009, p. 48).

Claude De Jonckheere parle de l’intervention sociale comme d’un « objet chevelu », à la manière de Bruno Latour. « Elle est chevelue en raison de sa forme indéfinissable et de ce qu’elle est un composé d’éléments divers et multiples, comme des concepts, des croyances, des valeurs, des expériences, des normes et des prescriptions diverses. [...] Dès lors, s’intéresser à l’intervention revient à s’intéresser aux forces sociales qui l’affectent. Nous ne pouvons prendre l’intervention comme objet de connaissance sans décrire l’ensemble des prescriptions, des idées qui l’enveloppent, mais aussi les interstices lézardant cet apparent monolithe, qui ont pour effet que le social ne détermine pas seulement l’intervention, mais laisse des espaces indéterminés dans lesquels des actions imprévues peuvent s’immiscer » (De Jonckheere, 2013, pp. 35-36).

Cette évolution génère ainsi une grande complexité et une forte incertitude pour les intervenants sociaux pour qui agir ne s’impose pas sous le sceau de l’évidence. Confrontés à des lectures et des options concurrentes, ils doutent au cœur des dilemmes réguliers auxquels ils sont confrontés.

Parmi les recherches auxquelles j’ai participé dans les dernières années et qui ont toutes rencontré la question de l’hybridation des références et des pratiques, une recherche conjointe[1] conduite au début des années 2010 avec Paul Olry et Catherine Mayeux (Agrosup Dijon) et 15 professionnels de trois institutions de protection de l’enfance sur le travail avec les parents a particulièrement posé la problématique du doute en situation complexe.

Un des résultats de cette recherche conjointe a été l’identification de deux « doubles injonctions », partiellement paradoxales, dont le croisement compose quatre scènes d’action théoriques dont l’hybridation construit la plupart des interactions entre intervenants sociaux et parents.

Une de ces doubles injonctions est construite par la mise en tension entre, d’une part, une « posture de la responsabilité »[2] (qui caractérise la dimension légale de la protection de l’enfance) où l’intervenant social rappelle la loi et contrôle  et, d’autre part, une « posture de la compréhension » par le développement d’aide et d’écoute, qui est plus globalement caractéristique de l’intervention sociale.

L’autre double injonction met en tension, d’une part, une « posture de la suppléance » où l’intervenant social fait à la place de parents supposés défaillants, qui est une des marques de fabrique traditionnelle de la protection de l’enfance[3] et, d’autre part, une « posture de l’étayage », émergente dans les années 90 et 2000, parallèlement à la montée en puissance du référentiel libéral de responsabilisation des individus, où l’intervenant social accompagne la construction de compétences des parents, invités à devenir des coéducateurs de leur enfants en collaboration avec les professionnels.

Les quatre scènes d’action théoriques procèdent du croisement de ces deux doubles injonctions comme le montre le schéma. Elles mettent les intervenants en situation de développer les scénarii suivants : faire à la place pour restaurer la loi, faire à la place pour venir en aide, accompagner pour restaurer la loi et accompagner pour venir en aide.

Un exemple d’une situation vécue par Stéphane, éducateur spécialisé à l’aide sociale à l’enfance, illustrera le processus d’hybridation sociale par la succession de deux scènes pragmatiques porteuses de deux logiques d’action différentes.

Début septembre, Stéphane effectue une visite de rentrée dans une famille, dans le cadre d’une mesure d’action éducative en milieu ouvert. Le film réalisé montre l’échange qu’il a avec la maman. Ils évoquent ensemble les questions qui se posent pour elle à propos de l’éducation de ses enfants, dans différentes dimensions. Stéphane est à l’écoute, il valorise la maman et l’encourage dans les initiatives qu’elle prend pour jouer son rôle de mère. Il ressort de cette discussion une forme de confiance (Stéphane dira qu’il travaille avec cette famille depuis un certain temps et que la relation s’est améliorée), voire une certaine complicité. Des rires témoignent du climat positif dans lequel se déroule l’entretien.

Les deux garçons font irruption dans la pièce et se précipitent sur Stéphane. Celui-ci interrompt sa discussion avec leur maman pour échanger pendant quelques instants avec les deux enfants. Il leur demande comment ils vont, ce qu’ils ont fait pendant leurs vacances. Un des garçons lui raconte qu’ils ont été en vacances chez leur grand-mère et, dans le fil de la conversation, il lui dit qu’il dormait avec celle-ci.

Aussitôt, Stéphane change de posture physique. Il se redresse, devient beaucoup plus attentif. La préoccupation qui est la sienne est visible à l’écran. Le « climat » a changé, la scène n’est plus la même, un nouveau scénario se déroule sous nos yeux.

Stéphane adopte un nouveau rôle. Il se désintéresse de la maman. Habilement, il amène le garçon à raconter ses soirées et ses nuits dans le lit de la grand-mère. Il le fait tranquillement mais on devine une certaine tension chez lui.

Puis le climat évolue à nouveau. Stéphane passe à autre chose avec les enfants, sur un ton plus badin. Et il leur demande de le laisser poursuivre sa conversation avec leur mère.

Stéphane dira ensuite, lors de son autoconfrontation, que les quelques réponses apportées par les enfants à ses questions lui ont fait penser, sur la base de son expérience, qu’il n’y avait sans doute rien de grave, que le soupçon d’inceste qui l’avait effleuré n’était pas étayé par ses échanges avec les garçons et qu’il pouvait reprendre son entretien avec la maman et remettre à plus tard une investigation plus approfondie.

En cinq minutes, deux scènes se sont succédé, la seconde faisant irruption de manière inattendue dans la première, bousculant la dynamique interactionnelle, déstabilisant partiellement l’intervenant social, le contraignant à changer de registre d’action.

Cette recherche et d’autres montrent, d’une part, que de telles irruptions d’enjeux bouleversant la dynamique interactionnelle et, d’autre part, que de tels changements de scènes se produisent à plusieurs reprises dans une séquence de travail entre un intervenant social et une personne accompagnée. L’intervention sociale se construit ainsi dans un jeu de tensions, de déplacements entre des enjeux multiples (c’est ce que tente de représenter le schéma numéro deux) qui placent l’intervenant en situation de risque, celui de ne pas comprendre que l’interaction a changé de nature et se situe maintenant sur une nouvelle scène sociale ; et qu’il rate un enjeu qui se révèlera peut-être crucial pour la suite de la séquence.

 

Texte extrait de : Lyet P., Prudence et agilité dans les processus d’hybridation de l’intervention sociale, Kuehni M. (éd.), Le Travail social sous l'œil de la prudence, Collection Res socialis dirigée par Marc-Henry Soulet, vol. 53, éditions Schwabe AG (Basel / Berlin), 2020, pp. 107-120

 



[1] Cette recherche conjointe a été construite à partir de la réalisation de films de l’activité de ces professionnels qui ont été analysés collectivement dans des séances d’autoconfrontations discutées pendant trois ans, à raison d’une dizaine de séances par an.

[2] Selon l’expression proposée par les intervenants sociaux.

[3] Avec des dispositifs comme l’action éducative en milieu ouvert ou, plus nettement encore, le placement familial.

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